20 septiembre, 2010

La beauté contemporaine - Yves Michaud

Le point de départ de ma réflexion est double :

- d’une part, nous constatons une obsession grandissante de la beauté dans les sociétés
européennes. Elle se manifeste dans les comportements esthétiques individuels,
la mode, le design, la production de musées. On peut parler d’une esthétisation
grandissante de la vie ancrée dans la consommation de masse. L’industrie du luxe et
celle des produits esthétiques sont des industries de la beauté.

- d’autre part, cette esthétisation s’accompagne d’une présence à nouveau très forte
des valeurs morales et du souci du bien. Ce qui se traduit, au moins en image, par le
souci de la correction politique, de l’équitable, par une idéologie du partage et le primat
des valeurs compassionnelles. Alors que le XXe siècle cherchait à désenchanter ou
démystifier les croyances morales, nous les voyons revenir en force, y compris quand il
s’agit seulement d’hypocrisie.

Je poursuis donc ici l’analyse entreprise dans mon livre L’art à l’état gazeux où
j’étudiais la vaporisation de l’art au sein du monde de l’art en faisant l’hypothèse
corrélative d’une diffusion « gazeuse » des valeurs esthétiques au sein de la société.

Cela me conduit, dans un premier temps, à revisiter les théories de la beauté.

1) Les deux composantes de la beauté

Malgré toutes les difficultés qu’il y a à définir la beauté, il y a dans l’idée de beauté
des éléments différents, et notamment une composante de plaisir et une autre de bien
métaphysique, moral et religieux.

Ces deux composants sont présents dès le début de la réflexion sur la beauté, dans
l’Antiquité, chez Platon dans l’Hippias majeur et dans le Banquet. A beaucoup d’égards
quand nous réfléchissons sur le beau, nous ne sommes pas tellement plus avancés que
Platon.

Il faut encore et toujours revenir à l’Hippias majeur.

A la question sur la nature du beau par quoi les choses sont belles, le fameux sophiste
Hippias répond successivement :

- en donnant l’exemple d’une belle fille vierge (le désir est d’entrée de jeu présent),

- en parlant de l’or et de l’ajout d’une parure d’or (l’ornement est surajouté)

- en introduisant l’idée de convenance,

- en parlant de richesse, d’honneurs et de respectabilité,

- en introduisant l’idée d’utilité qui sera aussitôt retraduite en « utile à la production du
bien »

- puis liée à l’agréable et au plaisir, à « ce qui nous fait nous réjouir ».

On va donc du plaisir-désir (sexuel) au bien en passant par la convenance. En fait,
même si l’Hippias majeur est un de ces dialogues de jeunesse qu’on dit aporétiques, ses
échecs sucessifs recoupent l’itinéraire d’ascension vers le bien décrit dans le discours
de Diotime rapporté par Socrate dans le Banquet : l’Amour qui comble le vide nous
conduit du désir sexuel au bien à travers l’amour des beaux corps, des belles choses et
des belles occupations.

Aristote qui parle plus de poétique que d’esthétique identifie pareillement le beau et le
bien en faisant seulement la distinction que le bien se rencontre dans l’action et le beau
dans les actions et certains êtres immobiles, par exemple de nature mathématique, ce
qui le conduit à définir les formes les plus hautes du beau par l’ordre, la symétrie, la
définition.

Plotin porte encore plus loin et de manière plus explicite ce couplage du plaisir et
du bien, mais il commence à le déséquilibrer dans le sens du primat du bien, tout en
donnant une des premières descriptions approfondies du plaisir esthétique.

Le premier des traités, ce qui était considéré comme l’Ennéade I-6, porte sur le beau et
nous achemine des beautés sensibles vers la beauté en soi, celle de la forme et de l’idée.
Il est significatif cependant qu’il s’attarde sur les émotions qui naissent à propos du
beau (I-6-4).

Plotin est, à ma connaissance, le premier (y compris par rapport à Aristote) à détailler
ces émotions : stupeur (thambos), étonnement joyeux (ekplexis hedeia), désir (pothos),
amour (erota) et effroi accompagné de plaisir (ptoesis meth’edonè). Le mot désir pothos
renvoie aussi bien au désir d’une chose absente et éloignée qu’au désir sexuel violent.
Emile Bréhier le commentateur français fait d’ailleurs remarquer que cette description
de l’émotion esthétique emprunte beaucoup à celle de la folie amoureuse dans le Phèdre
de Platon.

En même temps, il s’agit de s’acheminer vers la seule et unique beauté, celle de Dieu.
Il y a en Dieu adéquation du bien et du beau. Pour nous aussi il doit en être de même
pourvu que nous abandonnions les yeux du sensible.

Le grand intérêt de Plotin dans l’histoire de ce qui est devenu pour nous « l’esthétique »,
c’est d’associer étroitement une conception de la beauté-bien intelligible de nature
transcendante et une expérience de la beauté de nature émotionnelle-érotique décrite
dans les termes du plaisir et du désir. De la même manière, la description de la
contemplation de l’Un ne peut pas ne pas faire penser à une description de l’extase
esthétique. Ainsi dans l’Ennéade V-8, Plotin décrit la contemplation du bien ou
beau intelligible comme mouvement d’entrée en soi pour se confondre avec l’objet
intelligible, abolition de la distance et de la conscience avec ensuite retour à la
conscience. Or pour cette prise de conscience qui va et vient, Plotin emploie le mot
aisthanein, se rendre compte, sentir, d’où vient justement celui d’esthétique.

Avant de quitter ce sujet, je précise que la beauté en question n’est jamais ou quasiment
jamais celle de l’art mais celle de la nature. Les rares fois où il est question d’art, la
beauté a encore à voir avec la fidèle reproduction de la nature.

La pensée médiévale, si tant est qu’on puisse parler aussi en gros d’une telle chose,
accentue le privilège du beau-bien intelligible au détriment de la dimension du vécu de
l’expérience de plaisir.

Les théologiens qui traitent de la beauté corporelle la rapportent à la proportion et à la
convenance, mais la proportion et la convenance caractérisent aussi la beauté morale
et spirituelle. Ici encore il est question de la nature et des corps, à la rigueur parfois des
bâtiments. Je ne m’attarde pas sur un ensemble de textes aussi bien de Duns Scot, de
Saint Bonaventure que de Saint Thomas qui ont été bien répertoriés et commentés par J.
Jaques dans son livre sur la Estetica del romanico y el gotico. Quand il est question de
délectation, elle est rapportée encore à la proportion. Celle-ci peut être soit intrinsèque
(c’est alors la bonne proportion ou l’harmonie d’une chose, par exemple d’un beau
corps) soit extrinsèque quand on a affaire à l’imitation de la chose. En fait toute
l’expérience de la beauté est celle de rapports de proportion et d’analogie qui valent
aussi bien des corps que du spirituel et de Dieu. Dans le même temps, l’expérience
du plaisir se voit accorder une place très réduite. Elle est traitée en des termes pour
l’essentiel convenus (aspect agéable, aménité, réjouissance du cœur) ou bien, sous
l’effet de la sémantique de l’ordre, de la proportion et de la clarté intellectuelle qui sert à
décrire la beauté, l’expérience du plaisir est décrite en termes de lumière, de splendeur,
d’irradiation. Le beau est fondamentalement un attribut divin en vertu duquel toutes
choses sont belles.

Comme dans la pensée antique, il s’avère donc que la beauté est loin d’être une affaire
purement sensible, mais une catégorie qui s’applique aux différentes échelles de l’être
jusqu’à la beauté pure de nature intellectuelle ou spirituelle.

Comme le fait remarquer Remo Bodei dans Le forme del bello, l’idée que la beauté
est affaire sensible relevant des effets de l’art est une idée récente, remontant à peine
au XVIIIe siècle (R. Bodei, p. 10). Auparavant, elle est une affaire spirituelle et elle
concerne d’abord la nature dans son rapport à Dieu.

2) L’émancipation du champ esthétique

Si je suis remonté aussi loin en arrière, c’est pour mettre en perspective le paradigme
esthétique dans lequel a pensé la majeure partie de l’époque moderne, disons dela fin du
XVIIIe siècle aux dernières décennies du XXe.

Ce à quoi l’on assiste au cours des XVIIe et XVIIIe siècle, c’est au lent et difficile
divorce de ces deux composantes, l’une qu’on pourrait appeler intellectualiste et
spiritualiste, l’autre hédoniste et esthétique.

Le triomphe de l’esthétique aussi bien comme discipline académique que comme «
ordre du discours » accompagnant un certain type de conception et d’expérience de l’art
correspond à la consommation du divorce. Cela ne s’est pas fait d’un coup.

L’apparition du terme même d’esthétique est symptomatique de tout le travail accompli
à partir de Leibniz et de Locke, à partir des années 1670. On sait que le terme est
introduit par le philosophe allemand Baumgarten en 1735 dans ses Meditationes
Philosophicae de nonnullis ad poema pertinentibus. Baumgarten y distingue entre des
noeta, des choses pensées, à connaître par une faculté supérieure et qui sont l'objet de
la logique et des aistheta, des choses senties, objets d'une science (episteme) esthétique
(aisthetika). Au paragraphe 1 de son Esthétique de 1750-1758, il définit l'esthétique
comme "la théorie des arts libéraux, une gnoséologie inférieure, art de penser le beau,

science de la connaissance sensitive". Cela dit, le fait de nommer un champ qui allait
prendre une autonomie et une extension inédites ne signifie pas que Baumgarten ait
d'emblée donné toute son importance à son innovation terminologique. En un sens, son
esthétique dans les Meditationes ne va pas plus loin qu'une poétique et une rhétorique,
ses domaines de prédilection, qui sont au demeurant selon lui les parties principales de
l'esthétique. C'est dans l'ouvrage de 1750 portant proprement le nom d'esthétique qu'il
dit vouloir donner une théorie de tous les arts en soulignant que l'esthétique « s'étend
plus loin que la poétique et la rhétorique et qu'elle les réunit, elles et les choses qui leur
sont communes, aux autres arts » (Aesthetica, § 5).

Pour en revenir à l’histoire de ce divorce qui émancipe le champ esthétique, le moment
leibnizien est particulièrement intéressant bien que Leibniz ne passe pas vraiment pour
un philosophe de l’art.

D’un côté en effet, Leibniz demeure terriblement scolastique et classique dans sa
définition de la beauté. Pour lui la beauté, c’est l’unité dans la diversité, ce qui renvoie
au grand ordre et à l’harmonie de l’univers en tant qu’œuvres de Dieu mathématicien.
Dans le même temps, Leibniz reprenant la leçon de Locke sur la nature de nos idées, et
notamment sur les idées de qualité seconde et de pouvoir, entrevoit une nouvelle zone
de connaissance, qui ne serait pas celle de la connaissance claire et distincte. Il pense
qu’il existe une connaissance claire mais pas distincte, confuse, telle la connaissance
que nous avons des couleurs, odeurs, saveurs et des expériences que nous donnent les
peintres et les artistes. On y reconnaît la chose sans pouvoir dire en quoi consistent
les différences et les propriétés. A travers ces idées claires et confuses, l’esprit entre
dans des états alogiques, esthétiques et sensibles. C’est précisément « la gnoséologie
inférieure » de Baumgarten.

Au même moment où presque (les textes de Leibniz sont de 1686), le père Bouhours
développait en France dans les Conversations d’Ariste et d’Eugène (1671 et 1687) qui
eurent un succès exceptionnel, l’idée d’un « je ne sais quoi » au cœur de l’expérience
sensible et émotionnelle. Quand nous percevons une beauté, nous ressentons un je ne
sais quoi : nous éprouvons clairement un sentiment dont nous ne saisissons pas la cause.
Le je ne sais quoi, c’est « une chose qui ne subsiste que parce qu’on ne peut dire ce que
c’est ». Or Leibniz utilise expressément cette idée d’un « je ne sais quoi » pour parler de
l’expérience de l’idée claire et confuse.

S’ouvre ainsi dès le dernier quart du XVIIe siècle un domaine du sentiment, de
l’éprouvé, du sensible qui nous fait connaître certaines choses sans les connaître au sens
cognitif strict.

Le développement des études et réflexions sur ces sentiments va donner naissance à
l’esthétique proprement dite – Ce sera l’œuvre des théories du goût, de Bouhours à
Hume en passant par Du Bos, Shaftesbury, Voltaire, Montesquieu, Hutcheson.

C’est du sensible qu’il est maintenant question, d’abord tel qu’il est éprouvé dans
l’expérience de la nature (la première des Conversations d’Ariste et d’Eugène de
Bouhours porte sur la mer…), puis tel qu’il est vécu dans l’expérience des œuvres
d’art. Certains continuent à traiter de la beauté des arts en tant qu’ils imitent « la belle
nature », comme le fait l’Abbé Batteux dans son ouvrage Les beaux-arts réduits à un
même principe de 1746. D’autres franchissent le pas et coupent le lien avec la nature en
traitant des arts en tant qu’ils émeuvent nos passions et nourrissent nos émotions. C’est
le cas de l’Abbé du Bos dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture de

1719 qui ont contribué à former la langue de l’esthétique.

Toujours est-il que, dans tous les cas, y compris chez des classiques retardataires
comme Batteux qui continuent aussi à discourir en termes d’harmonie, de proportion,
d’unité dans la diversité, ce qui compte et passe au premier plan, ce sont le sentiment, le
plaisir et le goût.

Comme je l’ai dit, un auteur occupe une place à part dans cette émancipation du
domaine du sensible, c’est l’abbé du Bos. Il met en effet l’accent de manière quasiment
exclusive sur l’art et les satisfactions qu’il accorde aux passions. Oubliée la nature et
ses harmonies à résonnance religieuse ; oubliée même la beauté (du Bos ne consacre
aucun développement à l’idée de beauté !). Place au sentiment. Bien évidemment le
sentiment peut être celui du beau – mais le changement de perspective, la concentration
sur le sentiment font que toute sorte d’émotion peut désormais être prise en compte et ce
n’est pas par hasard que du Bos ouvre son livre sur le goût chez l’homme pour les jeux
du cirque, les exécutions capitales, la corrida, les tournois, les tragédies les plus noires.
En fait les arts excitent en nous des passions. Tout au plus peut-on leur reconnaître le
mérite de nous en épargner les conséquences fâcheuses et immorales…

En d’autres termes, la reconnaissance du caractère spécifique d’un domaine de la
sensibilité esthétique non seulement marque le divorce entre la composante de plaisir
et la composante de bien de la beauté, mais les conséquences vont encore plus loin :
elles entraînent à terme pour la beauté la perte de sa position unique et la chute de son
piédestal.

C’est très logiquement donc que le nouveau paradigme esthétique fait entrer
presqu’aussitôt dans son champ d’étude le sublime, le chaotique, l’inharmonieux, le
dissonant, le monstrueux et à terme le repoussant, le laid, le choquant et l’atroce – à côté
de la beauté ou comme substituts de la beauté.

L’hymne à la beauté de Baudelaire, dans Les Fleurs du mal en 1861, rassemble toutes
ces ambiguités :

« Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,

Ô Beauté ? ton regard infernal et divin,

Verse confusément le bienfait et le crime,

Et l'on peut pour cela te comparer au vin. »

(…)

« De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène,

Qu'importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours,

Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! -

L'univers moins hideux et les instants moins lourds. >

La mise en perspective à laquelle je viens de procéder a cet autre intérêt de nous faire
relativiser l’analyse kantienne de la Critique du jugement. Kant, en effet, y prend acte
de cette « sentimentalisation » de la beauté lentement produite au cours du XVIIIe

siècle. En même temps, il ne va pas jusqu’au bout de la réflexion que devraient
entraîner ces changements. D’une part, il consacre un traitement séparé aux autres
sentiments esthétiques comme le sublime. D’autre part, il s’efforce de défendre encore
la prétention à l’universalité du jugement de goût, alors que l’idée de goût implique au
pire une diversité irréductible des jugements (ce que reconnaît déjà du Bos), au mieux
une normalisation procédurale des goûts à la manière de Hume – et ici encore de du
Bos. Enfin, Kant conserve quelque chose de l’autre ingrédient de l’idée de beauté, celui
d’ordre et d’harmonie à travers la critique du jugement téléologique.

3) La beauté injuriée

On connaît la formule de Rimbaud dans Une saison en enfer de 1873 : « Un soir, j’ai
assis la beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. »

Ce pourrait être le manifeste de la modernité en matière de beauté.

Je viens d’expliquer en quoi le changement de paradigme qui fait « percevoir » le
champ de la sensibilité esthétique et considérer l’art du point de vue de cette sensibilité
implique inévitablement non seulement la « sentimentalisation » de la beauté, son «
esthétisation » au sens d’un devenir-esthétique, mais aussi éventuellement sa mise
en concurrence avec d’autres expériences sensibles, y compris des expériences qui
n’ont rien à voir avec elle, la contredisent ou la bafouent plus ou moins ouvertement et
violemment.

Baudelaire ne sait pas si la beauté « qui rend l’univers moins hideux et les instants
moins lourds » vient du ciel profond ou des goufres de l’enfer. Rimbaud dix ans plus
tard injurie la beauté devenue amère.

C’est depuis lors devenu un lieu commun aussi bien de la critique que de l’histoire
de l’art que les arts modernes non seulement ne sont plus les beaux-arts, mais ne sont
même plus des arts beaux du tout. L’Olympia de Manet passe pour une célébration
scandaleuse de la laideur quand elle est exposée en 1865 . Picasso déforme et tord
les corps de ses Demoiselles d’Avignon en 1907 et au début des années 1950 de
Kooning fait la même chose avec ses Women vociférantes. Bacon peint des boucheries
sanguinolentes. Dada multiplie les provocations et insultes au bon goût bourgeois. Une
sculpture polychrome de Jeff Koons de 1988 voit trois angelots ( ?) introduire un porc
sous le titre Ushering into banality…

Le fait est que l’art du XXe siècle se préoccupe peu de beauté, quand il n’est pas fasciné
par la laideur.

Ici je dois faire une remarque qui n’entre pas directement dans mon propos mais qui a
son importance. Je ne suis en effet pas certain que l’idée d’arts « qui ne seraient plus
beaux », pour reprendre l’expression de H.R. Jauss en 1968, soit aussi indiscutable
qu’elle paraît. On s’est trop concentré sur les déformations, les atteintes à l’harmonie
et aux proportions, les choix répétés de couleurs a-esthétiques », le goût pour la
provocation et les violences dans l’art du XXe siècle. Tout au long du XXe siècle, le
thème de la beauté continue à se faire entendre.

La beauté, qui semblait avoir disparu avec la décomposition puis la désarticulation de
la représentation, revient au coeur de l’art dès le surréalisme. Elle y demeure ensuite,
pas forcément de manière spectaculaire mais avec une très large diffusion, à travers
la culture populaire de la beauté alimentée par le rêve hollywoodien, par l’art des

illustrateurs producteurs de pin-ups, les photographies de stars, par l’apport multiforme
et proliférant de la publicité pour les produits de beauté, le maquillage et la mode, et en
général tout ce qui fait miroiter un monde de rêve.

Cette obsession de la beauté s'est, à vrai dire, surtout manifestée dans ce qui est
longtemps passé pour les à-côtés de l’art avant d’en devenir progressivement le centre.
Ainsi chez les photographes, depuis Stieglitz, et Berenice Abbott, en passant par Paul
Strand, Brassaï, Callahan, Cartier-Bresson, Weston, Irving Penn pour aller jusqu’à
jusqu’à Avedon. Bien sûr aussi, il y a le monde du cinéma, monde du glamour, de la
séduction et de la beauté rêvée. Cette beauté qui surprend au milieu des distorsions, des
ruines et des constructions anguleuses, si différente de celle de l’art académique, est,
sauf dans les arts totalitaires, dissociées de canons académiques. Plus étonnamment,
elle est aussi (et de plus en plus) dissociée du désir, jusqu’à aboutir à une sorte de
froideur, comme chez Helmut Newton qui, en fin de XXe siècle, stylise et esthétise les
conventions de la pornographie.

Après la seconde guerre mondiale, le Pop Art apporte sa contribution en jouant sur un
double registre. D’un côté, il fait entrer l’iconographie populaire de la beauté (les stars,
le design intérieur, les symboles du luxe moderne) dans le monde du Grand Art, mais,
en retour, il introduit le Grand Art dans le royaume de la banalité et du quotidien. Ce
mouvement se poursuit et s’accélère avec les avatars du néo-pop des années 1980 (Jeff
Koons) et la collusion de plus en plus étroite de l’art et de la publicité. L’art fait sien les
techniques efficaces de la publicité et celle-ci recycle sans cesse les motifs du Grand
Art.

Comme je l’ai dit, la question de la place plus ou moins importante de la beauté dans
l’art du XXe siècle ou celle, éventuellement, de sa négation et de son exclusion n’a pas
une importance majeure.

Le fait est que l’art de l’âge moderne, disons depuis les années 1800 (pensons ici à
Goya), s’inscrit dans le paradigme de l’esthétique qui, précisément, permet d’accueillir
en termes de sensibilité et de plaisir aussi bien le beau que le laid, l’atroce, le choquant
ou le sublime. La persistance du modèle académique des « beaux-arts » (priorité, entre
autres, à la peinture et à la sculpture), en pesant sur les principes de collection des
musées, a eu l’effet paradoxal de conduire à une sur-représentation des œuvres niant
ou attaquant la beauté. Pourtant on doit tenir compte lucidement de l’élargissement
des modes de production artistique rendu possible par la technique (photo, cinéma).
On doit aussi se rendre compte jusqu’aux dernières conséquences que les modes
d’action sur la sensibilité ne peuvent pas être limités à un certain nombre de disciplines
canoniques comme à l’époque du système des beaux arts qui est précisément lui-même
remis en cause par l’entrée dans le paradigme esthétique. Dès lors, on se retrouve
face à un paysage des arts visuels (et non plus des beaux-arts consacrés par le musée)
singulièrement élargi par la prise en compte de la photographie, du cinéma et de la
video et le diagnostic de la disparition de la beauté demande à être relativisé.

4) Le retour du beau

Ces dernières considérations, avec leurs incertitudes, ne changent rien au fait que nous
assistons à un retour de la beauté de grande ampleur.

Je n’ai pas en vue ici le monde de l’art. Il suit sa propre logique d’activité. J’ai en vue
plutôt le monde tout court tel qu’il est vu, produit et consommé. C’est affaire ici tout à

la fois de culture, de technologie et d’économie. En exagérant à peine, je dirai que ce
monde est façonné par une technologie, une économie et une culture de la beauté. Je me
dispenserai de fournir des chiffres qui sont, à l’époque actuelle, les vecteurs obligés de
l’affirmation scientifique, mais j’insiste sur le fait que tous les phénomènes dont je vais
parler se produisent à l’échelle industrielle : nous sommes aux temps d’une industrie de
la beauté.

Il suffit de parcourir domaines après domaines ou phénomènes après phénomènes

Il y a d’abord tout ce qui concerne l’industrie de la beauté corporelle.

Cela comprend bien sur la chirurgie esthétique (qui est une industrie en plein
développement, y compris dans certains pays réputés pauvres – le Brésil, la Chine).
Il faut aussi penser à l’industrie de la forme et du sport, avec toutes les pratiques
d’entretien et d’amélioration corporels en salles de sport. Il y a aussi l’ornementation
corporelle (piercings, tatouages, chevelures). Le cœur du phénomène est évidemment
l’industrie des produits esthétiques de maquillage et de soins corporels, ainsi que la
branche la plus importante de l’industrie du luxe, celle des parfums. Le phénomène
de la diffusion mondiale des parfums est fascinant car il s’agit précisément là au
sens propre et au sens figuré d’une vaporisation à la fois du luxe, du plaisir, de la
séduction et de la beauté – et je rappelle seulement au passage que le vin et le parfum
sont pour Baudelaire, le poète de la vie moderne, les insignes même de la beauté et de
l’esthétique. Tous ces phénomènes doivent être appréhendés non seulement en termes
d’apparences mais de modes de production et d’organisation multinationale de cette
production. La chaine de magasins d’aéroports Beauty Unlimited appartient, c’est juste
un exemple, au groupe Hachette Lagardère.

Il y a ensuite l’industrie de la beauté des vêtements et parures (bijoux). Je n’en dis rien
tant le phénomène de la mode et des marques est au cœur de la consommation des
groupes sociaux, y compris défavorisés ou pauvres. Les adolescents des banlieues ne
rêvent et ne pensent qu’en marques de luxe, ces marques qui leur permettent d’être
remarqués (« calculés »). On a vu récemment en France des élèves des écoles d’art
organiser une ligne de produits de mode et un défilé de mode à partir des vêtements
récupérés par l’association Emmaüs de l’abbé Pierre.

Dans cette diffusion de la beauté, j’inclus aussi la fascination média et publicitaire pour
les beautiful people, ces « vedettes » ou personnalités qui peuplent les émissions de
télévision grand public, les revues de type Gala, Hola, Paris-Match, etc.

Un autre aspect du retour à la beauté pourrait être décrit par l’expression de beauté du
monde. J’entends par là toute la bimbeloterie commercialisée sous forme de gadgets
et bibelots exotiques, de papillons sous boite, de décoration ethnique, de meubles en
provenance d’autres cultures et régions du monde. L’ethnicité devient un objet à la fois
esthétique et commercial (cela vaut d’ailleurs aussi de la mode ethnique et de certaines
tendances en matière de cosmétique et de décoration corporelle).

Un phénomène significatif non seulement en lui-même mais par son volume est le
développement extraordinaire du design. Durant l’époque moderne, notamment les
années 1930, d’ambitieux projets d’esthétisation du monde avaient été lancés, que ce
soit par des artistes (le Bauhaus) ou par des régimes politiques (le socialisme stalinien,
le national socialisme hitlerien). Il en était résulté des styles architecturaux, mais aussi
des lignes d’objets et même de vêtements. Ces projets sont désormais développés

sous forme libérale-commerciale à travers l’offre (et la demande) de design pour
l’ameublement, la décoration intérieure. Les choses ne s’arrêtent pas là. Non seulement
le design occupe toujours son domaine traditionnel mais il s’est étendu à de nombreux
autres secteurs de la vie : haute couture culinaire et patissière, design de mobilier
urbain et du cadre de vie, design paysager, design de produit et d’emballage, design
d’uniforme et d’objets. Une chose importante à noter est que, en partie grâce aux
technologies de fabrication intégrée des objets, la fonctionnalité n’est plus le critère du
design. Les objets dissimulent leurs fonctions sous des carosseries et c’est la recherche
formelle qui prévaut sur la fonction. Cela vaut de la cuisine à la Des Esseintes de Ferran
Adria au design d’objet d’Ettore Sotsass.

Le tourisme, sous toutes ses formes, des plus raffinées aux plus stupides, a à voir
avec le désir et la consommation de la beauté. Le touriste est en quête d’un monde
exotique, beau, facile et léger, appréhendable dans des attitudes de désintéressement
et de distanciation, libéré des pesanteurs et obligations de la vie quotidienne normale.
La dimension esthétique se marque au fait étrange que le tourisme a, presque toujours,
besoin de prétextes culturels et esthétiques pour se justifier :la visite d’un site, d’un
musée, le suivi des traces d’un écrivain célèbre, la participation à une vie culturelle
antérieure sacralisée (Borgès à Buenos-Aires, Hemingway à Monparnasse, etc.),
même si c’est pour finir sur une plage ou dans une boite de nuit. Je ne prolonge pas
ce commentaire, sinon pour marquer encore la dimension industrielle :le tourisme est
la première industrie du monde, en croissance explosive. Il est le mode esthétique du
loisir.

La description de ce retour de la beauté ne serait pas complète sans sa dimension
morale. Ce n’est en effet pas seulement le beau qui revient, mais le bien avec les
progrès de la vision morale des êtres, des comportements et des échanges. On parle
beaucoup de l’empire surprenant de la correction politique et morale . C’est vrai que ,
au moins en apparence, personne n’a aujourd’hui le droit d’être cynique, malhonnête,
égoïste, d’avoir la volonté du mal. Il faut être une victime ou avoir de la compassion
pour les victimes. Les assasins sont les victimes de leur enfance, les voleurs de leurs
pauvres origines familiales ou d’une mauvaise éducation, les révoltés de l’oppression,
les criminels sont les victimes de la société d’abondance. Les hommes politiqus doivent
être beaux, sympathiques, humains. Ils s’entourent de communicants et experts en spin
pour fabriquer ces images sympathiques. Les commerçants doivent vendre des produits
équitables et la plus belle carrière qui s’ouvre est dans l’humanitaire. Qu’en réalité les
assassins puissent être des gredins tout court, les voleurs des paresseux, les révoltés
des ambitieux fous de pouvoir, les spécialistes de l’humanitaire des businessmen des
bons sentiments ou des escrocs tout court, rien de ceci n’a d’importance pourvu que les
apparences soient sauves. Il faut paraître bon, gentil et compassionnel, être correctement
habillé, parler une langue convenue correcte, ne dire nulle énormité qui détonne et faire
des dons, même modérés. Personne n’osera aujourd’hui célébrer la beauté d’un acte de
transgression meurtrière comme le geste surréaliste qui consisterait à descendre dans
la rue avec un revolver chargé et à le vider sur les passants. Quand Stockhausen a osé
suggérer que l’on pouvait voir les attentats du 11 septembre à New York comme la
réalisation de l’œuvre d’art totale dont rêve tout créateur, il a du retirer ses propos dans
la minute et vit se multiplier les annulations de ses concerts.

Il y a certainement beaucoup de raisons à ces progrès stupéfiants de la bonté et de
la bienveillance mais mon propos n’est pas ici de les rechercher.Je veux seulement
souligner l’importance et la nouveauté de la re-moralisation subreptice qui se réalise
et la relation inédite qui s’établit entre le beau et le bien. Ce n’est pas que le beau soit,

comme par le passé, identifiable au bien ou fondé en lui, que la beauté soit le reflet
de l’harmonie et de l’ordre des choses. C’est plutôt que le bien lui-même est beau. Il
est beau d’être honnête, compassionnel, correct, gentil. C’est beau d’être bon. Kant
envisageait quelque chose de cette sorte dans les premiers paragraphes de la Critique du
jugement. La publicitaire Mercedes Erra disait dans une interview en 2004 « - L’un des
enjeux futurs sera la beauté. On va donner de plus en plus d’importance à l’esthétique.
Est-ce que les bleus de travail doivent être forcément moches ? Regardez, maintenant le
design est partout. – On va passer du bien au beau ? – En tout cas le beau va participer à
l’expression du bien . Je sens monter un intérêt des gens pour la beauté intérieure, pour
l’esthétique des objets. On parle beaucoup de la beauté humaine. Trop ? Je n’ai pas de
jugement à porter. ». Serait-ce trop dire que de suggérer qu’on a affaire à une sorte de
Moyen-Age qui serait esthétique plutôt que spirituel.

5) Quel beau ?

Je ne suis pas entré dans le détail du contenu de ces beautés. En un sens, la tâche est
inépuisable face à un tel raz-de-marée d’esthétique et de beauté. On peut cependant
remarquer deux choses.

D’une part, on est loin de l’harmonie, de la proportion et de l’ordre. La beauté a en
fait presque toujours une fonction individualisante, une fonction de signal. Elle doit
singulariser et faire voir. Elle est donc criarde, marquante. Il s’agit d’être soi dans un
monde d’uniformité. D’où le marquage des corps, l’emprunt de signes ethniques, punk,
gothiques, primitifs ; d’où les couleurs outrées, les maquillages exacerbés, les marques
exotiques ; d’où la recherche des surprises et de l’originalité.

En même temps, cette recherche de la beauté a une signification vitale : elle signifie
le refus de la mort, de la maladie, du vieillissement, du temps qui passe. La chirurgie
esthétique comme l’industrie du cosmétique jouent encore et encore sur cette négation
de la mort et du destin. Parfois, il me s’agit même pas de bien faire : il faut en rajouter,
être plus parfait que la nature, avoir des dents encore plus parfaites, un sourire encore
plus sensuel, des lèvres encore plus tentantes, un visage encore moins ridé. Le corps
devient l’ultime parure et le rempart paradoxal contre sa propre déchéance.

La dimension de la séduction sexuelle est aussi présente : il faut éblouir, captiver,
séduire, susciter le désir.

A y réfléchir, il n’y a là rien que de très traditionnel : cette beauté correspond
pleinement à l’analyse que donnait Darwin des comportements esthétiques des animaux
et des humains. Elle individualise celui qui la possède, le signale comme bien vivant,
et éventuellement, augmente ses chances de reproduction. La beauté visible devient
la marque de la vie vivante. C’est fort peu de choses, rien de substantiel, plutôt une
marque conventionnelle pour faire des différences et donc la projection sur tel ou tel
objet ou corps paraît foncièrement arbitraire

C’est en ce point d’arbitraire que la réflexion peut rebondir. Il y a en en effet quelque
chose d’étrange à voir la beauté ainsi fonctionner arbitrairement. Une distinction
kantienne rebattue suggère cependant une piste de compréhension.

Kant distingue entre beauté libre et beauté adhérente. Par beauté libre, il signifie celle
qui est indépendante de la conception d'une fin de l'objet, alors que la beauté adhérente
est liée à la fonction de l'objet. Or on peut objecter aujourd’hui à cette distinction
apparemment si limpide que même la beauté des œuvres d'art ou des objets, en tant

qu'ils font partie du monde de l'art et notamment en tant que ce sont des objets du
musée, est en fait une beauté adhérente . La finalité d’un objet comme objet d'art
détermine la nature de sa beauté et du plaisir qu'on y prend. C'est à juste titre que l'on
dit de certains artistes (la plupart des artistes à l'époque moderne) qu'ils font « de l'art
de musée ». Que serait dans de telles conditions une beauté vraiment libre ? Ce serait
une beauté dissociable de tout objet déterminé, une simple marque esthétique attribuée
à un objet arbitrairement désigné pour la recueillir et l'exemplifier. Or c'est bien une
telle qualité de beauté libre qui tend de plus en plus à s'étendre et se répandre dans notre
monde via l'esthétisation complète de la vie.

Dans le même temps où les œuvres d'art tendent à être de moins en moins des objets
et de plus en plus des « générateurs d'expérience », des machines à produire de
l'esthétique au sein des zones d'esthétique délimitées du musée ou du monde de l'art
(l'exemple majeur est ici le readymade tel que le conçoit dès les années 1910 Marcel
Duchamp qui inaugure ainsi aussi bien l'art conceptuel que celui des installations
et des performances), l'espace social de la consommation et celui du tourisme sont
de plus en plus soumis à un processus généralisé d'esthétisation. Non seulement les
valeurs esthétiques commandent de plus en plus de jugements sur des comportements
très nombreux, depuis ceux de l'hygiène (la forme), de l'habillement (la mode), de
l'environnement (le design) et de la beauté corporelle (l'esthétique corporelle, la
gymnastique, la chirurgie esthétique) jusqu'aux comportements moraux et politiques
sous la forme du poids de la « correction » politique et morale, mais l'attitude esthétique
tend à devenir une sorte de norme idéale des modes de vie, notamment à travers sa
généralisation dans le tourisme. Il se produit ainsi une esthétisation du monde qui est à
la fois celle de ses objets, celle de l'environnement (die Umwelt) et celle des individus
humains dans leur manière d'être au monde. La beauté libre envahit donc le monde ou,
plutôt, elle le colore en se posant partout sans adhérer nulle part.

Ce n'est pas que le monde devienne substantiellement plus beau : la question de
l'essence, comme le répète sans cesse Baudrillard, n'est vraiment plus la question
pertinente. Il est « en fait » (et il faut mesurer l'ironie de cet « en fait ») livré à l'attitude
esthétique – et devient ainsi le monde de la beauté au sens où tout y est vu sous la
modalité esthétique : les manières de s'habiller, de penser, d'exister, d'agir et de juger.
C'est le triomphe de la beauté ou encore le triomphe de « la beauté partout ».

Cela ne veut absolument rien dire quant à la beauté réelle des choses et des êtres. C'est
seulement qu'une nouvelle paire de lunettes a été posée sur les nez et qu'on est entré
dans un nouveau régime de représentation. Il y a eu dans des passés lointains ou non
d'autres régimes de représentation, fort différents : celui du travail, celui de la vertu,
celui du salut, celui du courage, celui de la sagesse, celui de la création. Nous sommes
désormais dans le régime de l’esthétique devenue valeur suprème, devenue le souverain
bien. Et donc dans le monde de la beauté. Le Beau transcendantal de la scolastique
est devenu immanent. Il y aurait de quoi combler un scolastique en le réduisant au
désespoir…

Yves Michaud
(Université de Rouen, CNRS)
© Disturbis. Todos los derechos reservados.2007


04 septiembre, 2010

El Castigado, por Marqués de Sade

Bajo la Regencia ocurrió en París una aventura lo bastante extraordinaria como para ser contada con interés aún en nuestros días. Por un lado presenta una secreta corrupción, que nada pudo nunca aclarar bien, y por otro tres crímenes atroces, cuyo autor nunca fue descubierto.

Se sostiene que monsieur de Savari, viejo solterón, maltratado por la naturaleza, pero pleno de ingenio, agradable como compañía y que solía reunir en su mansión de la rue Déjeuneurs a la mejor sociedad posible, había elucubrado la idea de poner su casa a disposición de ciertas prostituciones de un tipo muy particular. Únicamente las señoras o las jóvenes de la alta sociedad, que querían, en la sombra del más absoluto secreto, gozar sin consecuencias de los placeres de la voluptuosidad, encontraban en esa casa cierto número de socios dispuestos a complacerlas, de modo que esas intrigas momentáneas nunca tenían consecuencias y las mujeres cosechaban solamente las flores sin verse amenazadas por las espinas que demasiado a menudo acompañan a esos arreglos, en cuanto toman el público giro de una frecuentación regular. La dama o la señorita encontraba al día siguiente, en sociedad, al hombre con quien había tenido trato en la víspera, sin dar señales de conocerlo y sin que éste pareciera distinguirla de las otras mujeres, y por eso, nada de celos en los matrimonios, nada de padres irritados, nada de separaciones, nada de conventos; en una palabra: ninguna de las funestas consecuencias que acarrean esta clase de asuntos. Era difícil encontrar algo más cómodo.

Sin duda resultaría peligroso describir este plan en nuestros días; indiscutiblemente, habría que temer que su exposición despertara la idea de volver a ponerlo en práctica, en un siglo en que la depravación de ambos sexos franqueó ya todos los límites conocidos. Eso, si al mismo tiempo no ofreciéramos la cruel aventura con que fue castigado el inventor.

Monsieur de Savari, autor y ejecutor del proyecto, que estaba obligado, aunque sin sentirse incómodo, a sólo tener valet y una cocinera para no multiplicar los testigos de los excesos de la casa, vio llegar una mañana a un conocido, que venía a invitarse a comer. -Vaya, encantado -le contesta monsieur de Savari-; para demostrarle a usted el placer que me produce, mandaré que le vayan a buscar el mejor vino de mi bodega...

-Un momento -dice el amigo en cuanto el valet recibe la orden-, voy a ver si La Brie no nos engaña... conozco los barriles, voy a seguirlo y a observar si en verdad va a sacar del mejor.

-Bueno, bueno -dice el dueño de casa, tomando del mejor modo la broma-, si no fuera por mi lamentable estado, yo mismo lo acompañaría, pero me dará usted una alegría yendo a ver si ese bribón no nos da una cosa por otra.

El amigo sale, entra en la bodega, se apodera de una barra, mata al valet, sube de inmediato a la cocina, pone a la cocinera sobre la mesada, mata incluso a un perro y a un gato que encuentra a su paso, y vuelve a las habitaciones de monsieur de Savari, quien incapáz de defensa alguna a causa de su estado, se deja aplastar como sus sirvientes. El despiadado matador, sin turbarse, sin sentir el menor remordimiento por lo que acaba de hacer, detalla tranquilamente, en la página en blanco de un libro que encuentra sobre la mesa, el modo en que actuó; no toca nada en absoluto, no se lleva nada, sale de la casa, la cierra y desaparece.

La casa de monsieur de Savari era demasiado frecuentada como para que esa cruel carnicería no fuera descubierta rápidamente. Alguien golpea, y como nadie contesta, con la seguridad de que el dueño de casa no puede haber salido, rompen las puertas y advierten el estado espantoso en que está el hogar de ese infortunado. El flemático asesino, no contento con comunicar al público los detalles de su acción, había puesto sobre un reloj adornado con una cabeza de muerto y con la divisa: "Mirad para poner en orden vuestra vida", había colocado, como dije sobre esa sentencia, un papel en el que se leía: Consideren su vida y no se sorprenderán de su fin.

Semejante suceso no tardó en difundirse; se revolvió toda la casa, y lo único que encontraron en relación con esa atroz escena fue una carta anónima de mujer, dirigida a monsieur de Savari, que contenía estas palabras:

"Estamos perdidos, mi marido acaba de enterarse de todo, piense usted en la solución; solamente Paperel puede calmar su furia, haga que le hable, porque de lo contrario no hay que esperar ningún tipo de salvación".

Un tal Paperel, tesorero de presupuesto extraordinario de guerra, hombre amable y de amena compañía, fue citado. Aceptó que solía ver a monsieur de Savari, pero que, entre las personas de la corte y de la ciudad que iban a su casa, que eran más de cien, a la cabeza de las cuales podía colocarse al duque de Vendôme, él era uno de los que menos lo frecuentaban.

Varias personas fueron arrestadas y casi de inmediato puestas en libertad. Al final se supo lo bastante como para convencerse de que el asunto tenía innumerables ramificaciones, que además de comprometer la honra de padres y maridos de la mitad de la capital, iban a poner en la picota a un número infinito de personas del más alto rango; por primera vez en la vida, en las cabezas magistrales la prudencia reemplazó a la severidad. El asunto se detuvo allí, por lo cual la muerte de ese desdichado, demasiado culpable sin duda como para ser compadecido por la gente honesta, nunca encontró un vengador; pero si esa pérdida nada significó para la virtud, es de creer que el vicio la lamentó durante mucho tiempo, y que aparte de la alegre turba que recogía tantos mirtos en casa de ese tierno hijo de Epicuro, las hermosas sacerdotisas de Venus, que iban día a día a quemar incienso en los altares del amor, debieron llorar la demolición de su templo.

Ahí pueden ver cómo todo está regulado. Un filósofo diría, leyendo esta narración: si de mil personas a quienes pudo tocar este suceso, quinientos resultaron contentas y las otras quinientas, afligidas, la acción se vuelve indiferente. Pero si por desgracia el cálculo arroja ochocientos seres desdichados por la privación de los placeres que resultó de la catástrofe, contra sólo doscientos que salen ganando, monsieur de Savari hacía más bien que mal y el único culpable fue el que lo sacrificó al resentimiento; dejo que ustedes decidan este asunto y paso rápidamente a otro tema.


Ritmo, por Charles Chaplin

"Una historia de hombres, en un movimiento macabro"

Tan sólo el alba se movía en la quietud de aquel pequeño patio de la prisión española -un alba anunciadora de muerte- mientras aquel joven gubernamental se erguía frente a un piquete de Ejecución. Los preliminares habían terminado. El grupito de las autoridades se había situado a un lado para asistir a la ejecución y ahora la escena se cuajaba en un penoso silencio.

Desde el primero hasta el último, los rebeldes habían conservado la esperanza de que su Estado Mayor enviaría la orden para sobreseer la ejecución. Pues el condenado era adversario de su causa, pero había sido popular en España. Era un brillante escritor humorístico que había sabido regocijar ampliamente a sus compatriotas.

El oficial que mandaba el piquete de ejecución lo conocía personalmente. Eran amigos antes de la guerra civil. Juntos habían obtenido sus títulos en la universidad de Madrid. Juntos habían luchado para derribar la monarquía y el poder de la iglesia. Juntos hablan bebido, habían pasado noches enteras en las mesas de los cafés, reído, bromeado y dedicado largas veladas a discusiones de órden metafísico. De cuando en cuando, se habían peleado por culpa de los diversos modos de gobierno. Sus divergencias de criterio eran entonces amistosas; pero por fin, habían provocado la desdicha y el trastorno de toda España.

Y habían llevado a su amigo ante un piquete de ejecución.

Pero ¿para qué evocar el pasado? ¿Para qué ,azonar? Desde la guerra civil, ¿para que servía el razonamiento? En el silencio del patio de la cárcel Todas aquellas preguntas se agolpaban, febriles, en la mente del oficial. No. Había que hacer tabla rasa del pasado. Sólo contaba el porvenir. ¿El porvenir? Un mundo que le privaría de muchos antiguos amigos.

Aquella mañana era la primera vez que habían vuelto a encontrarse desde la guerra. No habían dicho nada. Habían cambiado solamente una sonrisa mientras se prepraban a entrar en el patio de la prisión.

El trágico alborear dibujaba unas rayas plateadas y rojas en el muro de la cárcel y todo respiraba una quietud, un descanso cuyo ritmo se unía al sosiego del patio, un ritmo de latidos silenciosos como los de un corazón. En aquel silencio, la voz del oficial que mandaba el pelotón retumbó contra los muros de la cárcel: "¡Firmes!".

Al oír esta orden, seis subordinados apretaron sus fusiles y se irguieron: la unidad de su movimiento fue seguida de una pausa en cuyo transcurso hubiera debido darse la segunda orden.

Pero algo sucedió durante aquel intervalo, algo que vino a quebrar aquel ritmo. El condenado tosió, se aclaró la garganta, y aquella interrupción trastocó el encadenarse de los acontecimientos.

El oficial se volvió hacia el prisionero. Espera oírle hablar. Pero ni una palabra vino de él. Entonces, volviéndose de nuevo hacia sus hombres se dispuso a dar la orden siguiente. Pero una repentina rebeldía se adueño de su espíritu. Una amnesia psíquica que convirtió su cerebro en un espacio vacío. Aturdido, permaneció mudo ante sus hombres. ¿Qué sucedía? Aquella escena del patio de la cárcel no significaba nada. No vio ya, objetivamente, más que un hombre, de espaldas contra el muro, frente a otros seis hombres. Y aquellos otros de allí al lado, ¡qué aire tan estúpido tenían y como se parecían a unos relojes cuyo tic-tac se hubiera detenido de repente! Nadie se movía. Nada tenía sentido. Había allí algo anormal.

Todo aquello no era más que un sueño y el oficial debía evadirse de él,

Oscuramente le volvió poco a poco la memoria. ¿Desde cuándo estaba él allí? ¿Que había sucedido? ¡Ah, sí! Él había dado una orden. Pero... ¿Cuál era la orden siguiente?

Después de ¡firmes!, venía ¡carguen!-, luego ¡apunten! y por fin, ¡fuego! En su inconciencia, conservaba una vaga idea de ello. Pero las palabras que debía pronunciar parecían lejanas, vagas y ajenas a él mismo.

En su azoramiento gritó de un modo incoherente, con una confusión de palabras carentes de sentido. Pero quedó aliviado al ver que sus hombres cargaban las armas. El ritmo de su movimiento reanimó el ritmo de su cerebro. Y volvió a gritar. Los hombres apuntaron. Pero durante la pausa que siguió, unos pasos apresurados se dejaron oír en el patio de la prisión. El oficial lo sabía: era el indulto. Recobró inmediatamente la conciencia.

-Alto- gritó frenéticamente al piquete de ejecución.

Pero seis hombres tenían el fusil. Seis hombres fueron arrastrados por el ritmo, y seis hombres, al oír el grito de «¡alto!» dispararon.

Por encima de la ley, debajo de los box springs - Woody Allen

The New Yorker, 21 de noviembre de 2005.
Traducción: Alberto Román

Wilton Creek se localiza en el centro de las Grandes Planicies, al norte de Shepherd's Grove, a la izquierda de Dobb's Point y justo encima de los acantilados que forman la constante de Planck. La tierra es cultivable y se encuentra sobre todo en el suelo. Una vez al año, los vientos huracanados provenientes del Kinnah Hurrah cortan veloces los campos abiertos, llevándose consigo a los granjeros que realizan su faena y depositándolos cientos de millas más al sur, donde con frecuencia deciden reestablecerse y abren boutiques. En la mañana gris de un martes de junio, Comfort Tobias, el ama de llaves de los Washburn, entró en la casa de sus patrones tal y como lo había hecho cada día de los últimos diecisiete años. El hecho de que la hubieran despedido nueve años antes no impedía que Comfort fuera a limpiar, y desde que los Washburn dejaron de pagarle por sus servicios, la valoran más que nunca –antes de trabajar para los Washburn, Tobias era una susurradora de caballos en un rancho en Texas, hasta que padeció una crisis nerviosa cuando un caballo le contestó en un susurro.

—Lo que más me sorprendió —recuerda—, es que el caballo sabía mi número del Seguro Social.

Cuando aquel martes Comfort Tobias entró en la casa de los Washburn, la familia se encontraba fuera, de vacaciones. (Se habían embarcado como polizontes en un crucero que iba a las islas griegas, y a pesar de que se escondían en toneles y soportaron tres semanas sin comida ni agua, los Washburn se las arreglaban todos los días para colarse hasta cubierta a las tres de la madrugada y jugar golfito.) Tobias subió las escaleras para cambiar un foco.

—A Mrs. Washburn le gusta que cambien sus focos cada martes y viernes, sea o no necesario —explicó—. Le encantan los focos frescos. Las sábanas las cambiamos una vez al año.

En el instante en que el ama de llaves entró en la recámara principal, supo que algo andaba mal. Fue entonces que lo vio. ¡No podía creer lo que tenía ante sus ojos! Alguien había estado en el colchón y arrancado la etiqueta que decía “Está prohibido por la ley quitar esta etiqueta si Ud. no es el consumidor”. Tobias se estremeció. Se le doblaron las piernas y sintió náuseas. Algo le dijo que fuera a ver las recámaras de los niños y, cómo no, allí también habían arrancado las etiquetas de los colchones.

La sangre se le heló al descubrir una anchísima sombra deslizarse ominosa sobre la pared. El corazón se le salía por la boca y estuvo a punto de gritar hasta que reconoció su propia sombra, y luego de hacerse el firme propósito de ponerse a dieta, le telefoneó a la policía.

—Jamás había visto nada parecido —dijo el jefe Homer Pugh—. Cosas como ésta no suceden en Wilton Creek. Bueno, una vez alguien se metió a la pastelería del pueblo y se chupó la mermelada de las donas, pero la tercera vez que ocurrió, colocamos francotiradores en el techo y lo matamos en el acto.

—¿Por qué, por qué? —sollozaba Bonnie Beale, una vecina de los Washburn—. Tan absurdo, tan cruel. ¿En qué clase de mundo vivimos para que alguien que no es el consumidor arranque las etiquetas de los colchones?

—Antes de esto —declaró Maude Figgins, la maestra del pueblo—, cuando salía siempre podía dejar mis colchones en la casa. Pero ahora cada vez que salgo, lo mismo de compras que para cenar, me llevo conmigo todos los colchones de la casa.
Poco después, a la medianoche, dos personas iban a toda velocidad por la carretera que va a Amarillo, Texas, en un Ford rojo con placas falsas que de lejos parecían verdaderas, pero luego de observarlas con mayor detenimiento uno descubría que estaban hechas de mazapán. El conductor tenía un tatuaje en el antebrazo derecho que decía “Paz, Amor, Decencia”. Cuando se levantaba la manga izquierda, sin embargo, mostraba otro tatuaje con la leyenda “Error de impresión. No le hagan caso a mi antebrazo derecho”.

A su lado se encontraba una joven mujer rubia que podría haberse considerado hermosa si no hubiera sido la viva imagen del Maestro Yoda. El conductor, Beau Stubbs, acababa de fugarse de la prisión de San Quintín, adonde lo habían encerrado por conducta desordenada. A Stubbs lo declararon culpable de tirar una envoltura de TinLarín en la calle y el juez, aduciendo que Stubbs no había mostrado el mínimo arrepentimiento, lo sentenció a dos cadenas perpetuas consecutivas.

La mujer, Doxy Nash, se había casado con un empresario de pompas fúnebres y trabajaba con él. Stubbs entró a su agencia funeraria un día, sólo para ver. Fascinado, trató de entablar conversación con Doxy, pero ella estaba muy atareada cremando a alguien. No pasó mucho tiempo antes de que Stubbs y Doxy Nash comenzaran a tener una relación secreta, a pesar de que ella lo descubrió casi de inmediato. A su marido empresario de pompas fúnebres, Wilbur, le cayó bien Stubbs y le ofreció enterrarlo gratis si aceptaba hacerlo ese mismo día. Como única respuesta, Stubbs lo noqueó y huyó con su esposa, no sin antes substituirla por una muñeca inflable. Una noche, luego de los tres años más felices de su vida, Wilbur Nash se quedó intrigado cuando le pidió a su mujer más pollo y ella de pronto reventó y revoloteó por todo el cuarto en círculos cada vez más pequeños hasta quedarse quieta en la alfombra.

De la cabeza hasta los pies con calcetines, que mantenía en un amplio saco de excursionista junto con sus pies verdaderos, Homer Pugh alzaba un metro con setenta y dos centímetros. Pugh ha sido policía desde que guarda memoria. Su padre fue un célebre asaltabancos y la única forma en que Pugh pudo pasar algún tiempo de calidad con él fue las conversaciones que había sostenido con él en cada una de ellas, a pesar de que no pocas se desarrollaran siguiendo la cadencia de los disparos.

Le pregunté a Pugh qué pensaba del caso.

—¿Mi teoría? —me respondió Pugh—. Dos vagabundos que quieren ver el mundo —y comenzó a cantar “Moon River” mientras su mujer, Anne, nos servía unos tragos y yo recibía una cuenta por 56 dólares. Justo en ese momento el teléfono sonó y Pugh lo levantó. La voz del otro lado inundó la habitación con fuerza.

—¿Homer?

—Willard —dijo Pugh. Era Willard Boggs, el Motociclista Boggs de la Policía Estatal de Amarillo. La Policía Estatal en Amarillo es un grupo de excelencia y sus elementos no sólo deben ser físicamente notables, sino que deben pasar un riguroso examen escrito. Boggs reprobó este examen en dos ocasiones: la primera al no poder explicar satisfactoriamente ante el sargento encargado la filosofía de Wittgenstein, y la segunda al cometer un error en su traducción de Ovidio. Pero como ejemplo de su tesón, Boggs tomó clases especiales y su tesis sobre Jane Austen permanece como un clásico entre el batallón de motociclistas que patrullan las autopistas de Amarillo.

—Le tenemos echado el ojo a una pareja —le dijo al Jefe Pugh—. De conducta muy sospechosa.

—¿Cómo qué? —preguntó Pugh mientras encendía el enésimo cigarrillo. Pugh está consciente de los peligros para la salud que causa el tabaquismo, por lo que sólo utiliza cigarrillos de chocolate. Cuando los prende, el chocolate se derrite sobre sus pantalones, origen de cuentas gigantescas de lavandería para el salario de un policía.
—La pareja entró en un restorán elegante de aquí —prosiguió Boggs—. Ordenó una cena completa con barbacoa, vino y todas las guarniciones posibles. Se gastó una cantidad enorme y después trató de pagar con etiquetas de colchón.

—Detenlos —dijo Pugh—. Mándalos aquí, pero sin decirle a nadie cuáles son los cargos. Tan sólo di que concuerdan con la descripción de dos individuos a los que queremos interrogar por acariciar a una gallina.

La ley estatal sobre la alteración de etiquetas de un colchón a manos de alguien que no es su propietario se remonta a principios del siglo XIX, cuando Asa Chones tuvo una disputa con su vecino a propósito de un marrano de su propiedad que se había metido al patio de al lado. Los dos hombres disputaron la posesión del cerdo por varias horas hasta que Chones cayó en la cuenta de que no se trataba de un puerco sino de su esposa. La cuestión fue sometida al juicio del consejo de ancianos del pueblo, los cuales dictaminaron que las características de la esposa de Chones eran tan porcinas como para justificar la confusión. En un acceso de rabia, Chones irrumpió en la casa del vecino esa misma noche y arrancó todas las etiquetas de los colchones del hombre. Asa Chones fue aprehendido y sometido a juicio. El colchón sin la etiqueta, razonó el veredicto de la corte, “demerita la integridad del relleno”.

Al principio, Nash y Stubbs mantuvieron su inocencia, aduciendo que eran un ventrílocuo y su muñeca. Para las dos de la madrugada, ambos sospechosos comenzaron a flaquear bajo el implacable interrogatorio de Pugh, quien de forma genial había decidido interrogarlos en francés, un lenguaje desconocido para los sospechosos y en el que por lo tanto les resultaba difícil mentir. Al final, Stubbs confesó.

—Nos paramos frente a la casa de los Washburn a la luz de la luna —dijo—. Sabíamos que la puerta principal estaba siempre abierta, pero forzamos la entrada sólo para mantenernos en forma. Doxy volteó todas las fotos familiares de los Washburn hacia la pared para que no hubiera testigos. Supe de los Washburn en la prisión, por Wade Mullaway, un asesino en serie que desmembraba a sus víctimas y se las comía. Trabajó como chef para los Washburn, pero ellos prescindieron de sus servicios el día que se encontraron una nariz desconocida en el suflé. Yo sabía que no sólo era ilegal sino un crimen contra Dios quitar las etiquetas de los colchones que no son propiedad de uno, pero yo seguí escuchando esta vocecita que me insistía en que lo hiciera. Si no me equivoco era la voz de Walter Cronkite. Yo arranqué la etiqueta del colchón de los padres Washburn, Doxy hizo lo propio con los colchones de los hijos. Estaba empapado en sudor, el cuarto se me hacía borroso, toda mi infancia pasó ante mis ojos, luego la infancia de otro chico y finalmente la infancia del Nizam de Hyderabad.

En el juicio, Stubbs eligió actuar como su propio abogado, pero un conflicto sobre sus honorarios produjo aún más enconos. Visité a Beau Stubbs en el Pabellón de la Muerte, donde numerosas apelaciones lo mantuvieron con vida por una década, tiempo que aprovechó para aprender un oficio y convertirse en un piloto comercial muy calificado. Estuve presente cuando se ejecutó la sentencia. A Stubbs, Nike le pagó una jugosa cantidad por los derechos para televisión, además de permitir que la compañía de artículos deportivos imprimiera su logo en la capucha que utilizó en el momento decisivo. A pesar de que la pena de muerte en tanto factor disuasorio aún se debate, los estudios más recientes muestran que el promedio de los criminales reincidentes cae casi 50% después de su ejecución.

Woody Allen

Romance sonámbulo

Verde que te quiero verde.
Verde viento. Verdes ramas.
El barco sobre la mar
y el caballo en la montaña.
Con la sombra en la cintura
ella sueña en su baranda
verde carne, pelo verde,
con ojos de fría plata.
Verde que te quiero verde.
Bajo la luna gitana,
las cosas la están mirando
y ella no puede mirarlas.  

Verde que te quiero verde.
Grandes estrellas de escarcha,
vienen con el pez de sombra
que abre el camino del alba.
La higuera frota su viento
con la lija de sus ramas,
y el monte, gato garduño,
eriza sus pitas agrias.
¿Pero quién vendrá? ¿Y por dónde...?
Ella sigue en su baranda,
verde carne, pelo verde,
soñando en la mar amarga.
Compadre, quiero cambiar
mi caballo por su casa,
mi montura por su espejo,
mi cuchillo por su manta.
Compadre, vengo sangrando
desde los puertos de Cabra.
Si yo pudiera, mocito,
este trato se cerraba.
Pero yo ya no soy yo,
ni mi casa es ya mi casa.
Compadre, quiero morir
decentemente en mi cama.
De acero, si puede ser,
con las sábanas de holanda.
¿No veis la herida que tengo
desde el pecho a la garganta?
Trescientas rosas morenas
lleva tu pechera blanca.
Tu sangre rezuma y huele
alrededor de tu faja.
Pero yo ya no soy yo.
Ni mi casa es ya mi casa.
Dejadme subir al menos
hasta las altas barandas,
¡Dejadme subir!, dejadme
hasta las altas barandas.
Barandales de la luna
por donde retumba el agua.

Ya suben los dos compadres
hacia las altas barandas.
Dejando un rastro de sangre.
Dejando un rastro de lágrimas.
Temblaban en los tejados
farolillos de hojalata.
Mil panderos de cristal,
herían la madrugada.

Verde que te quiero verde,
verde viento, verdes ramas.
Los dos compadres subieron.
El largo viento dejaba
en la boca un raro gusto
de hiel, de menta y de albahaca.
¡Compadre! ¿Dónde está, dime?
¿Dónde está tu niña amarga?
¡Cuántas veces te esperó!
¡Cuántas veces te esperara,
cara fresca, negro pelo,
en esta verde baranda!
Sobre el rostro del aljibe,
se mecía la gitana.
Verde carne, pelo verde,
con ojos de fría plata.
Un carámbano de luna
la sostiene sobre el agua.
La noche se puso íntima
como una pequeña plaza.
Guardias civiles borrachos
en la puerta golpeaban.
Verde que te quiero verde.
Verde viento. Verdes ramas.
El barco sobre la mar.
Y el caballo en la montaña.

Federico García Lorca

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